Outre Rhin le procès d'un vieux nazi laisse de marbre

Publié le par Laute Alain

Ces enfants n'ont pas eu le temps de vieillir. Lui il a vécu peinard, il a 93 ans. Impardonnable !Ces enfants n'ont pas eu le temps de vieillir. Lui il a vécu peinard, il a 93 ans. Impardonnable !

Ces enfants n'ont pas eu le temps de vieillir. Lui il a vécu peinard, il a 93 ans. Impardonnable !

Je ne peux me résoudre au silence.

J'ai publié une contribution à l'ouverture du procès de Oskar Gröning, cet ancien comptable du camp d'extermination de Auschwitz. La quasi indifférence du peuple allemand et des médias me sidère. La culpabilité collective et individuelle comme pour ce nazi, ne s'effacera pas en jouant à l'autruche. Comment les jeunes générations peuvent-elles s'approprier leur histoire objectivement dans ces conditions ? Eux, ils ne portent pas la responsabilité du passé, ils doivent seulement ne pas l'oublier et transmettre à leur tour cette page tragique comme nous autres les français, jeunes et moins jeunes devont transmettre la page de la collaboration, actes individuels et collectifs, celle de Vichy qui hante encore notre présent.

En Allemagne comme en France des femmes et des hommes se sont dressés dès les premières heures contre le nazisme, dès 1933, puis dès 1939 et 1940. Quelques années plus tard des milliers de femmes allemandes se sont retrouvées à la déclaration de la guerre, dans des camps avec leurs enfants en France, oui en France. Elles avaient fuit le nazisme, mais elles étaient impardonnables, car allemandes.

Alors aujourd'hui, en cette année du 70è anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, qui marque la victoire des alliés de la France et de la France sur le nazisme, des dizaines de cérémonies se déroulent sur tout le territoire. Mercredi 28 mai, quatre Résistants, deux femmes et deux hommes sont entrés au Panthéon. L'Allemagne aussi comptent des héros qui se sont battus contre ce régime, beaucoup ont perdu la vie, dans les camps, contre un mur ou sous la hache.

Je viens de prendre connaissance du long article de Médiapart sur ce "réveil tardif" face aux barbares nazis.

Il est très long, mais je le met en ligne malgré tout, au risque qu'il ne soit pas lu peut-être. Ce n'est pas un réquisitoire contre le peuple allemand, sinon je ne l'aurai pas publié sur mon blog.

En Allemagne, le réveil tardif de la justice face aux responsables de la barbarie nazie

25 mai 2015 | Par Amélie Poinssot

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un ancien nazi passe à la barre dans une petite ville du nord de l'Allemagne, Lüneburg. Ce qui s'annonce comme le dernier procès visant un ancien nazi soulève d'innombrables questions juridiques… mais ne passionne guère outre-Rhin.

Où s'arrête la faute morale, où commence la responsabilité pénale ? Un exécutant à Auschwitz était-il nécessairement complice du crime qui se jouait sous ses yeux ? Peut-on juger un crime de masse, fût-il un génocide, 70 ans après les faits ? Un tel jugement a-t-il un sens d'un point de vue juridique – au-delà de sa portée cathartique pour la société ? Voilà quelques-unes des questions sur lesquelles planche en ce moment le tribunal de Lüneburg, dans le nord de l'Allemagne. Y comparaît en effet un accusé peu commun : Oskar Gröning, ancien SS, en poste de 1942 à 1944 au camp d'extermination nazi d'Auschwitz-Birkenau. Cet homme aujourd'hui âgé de 93 ans était affecté à la « rampe » d'accès, où il était chargé, entre autres, d'empêcher les vols et de récupérer les devises des déportés à leur arrivée pour les envoyer à Berlin. Surnommé pour cette raison le « comptable d'Auschwitz », il est convoqué au tribunal depuis le 22 avril, à raison de deux audiences par semaine. Au total, 66 rescapés et descendants de victimes doivent être entendus au cours du procès. Si le calendrier n'est pas modifié en raison de l'état de santé de l'accusé ou des principaux témoins, le procès devrait s'achever à la fin du mois de juillet.

Oskar Gröning est accusé par le ministère public de « complicité de meurtres aggravée » dans l'extermination de 300 000 juifs hongrois déportés entre mai et juillet 1944 vers le camp d'Auschwitz, même s'il n'a lui-même jamais tué un détenu au cours de sa présence dans le camp. C'est d'ailleurs sur cet aspect que reposent sa défense et le discours qu'il tient depuis une dizaine d'années. Pour autant, l'accusé n'a pas cherché à se défiler lors de sa déposition et semble assumer une forme de culpabilité morale. « Sur un plan moral, je me sens coupable de mes actes », a-t-il déclaré à l'ouverture du procès. « Je demande pardon. (…) J'éprouve remords et humilité envers les victimes. À vous de décider si je suis coupable sur un plan judiciaire. »

Au cours de son audition, des mots choquent. L'accusé parle de « la belle porte en fer forgé » pour désigner le portail à l'entrée du camp surmonté de la sordide phrase « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »), raconte son euphorie après la première année de guerre, une fois qu'ils avaient « écrasé les Polaks »… Lorsqu'il parle de son rôle dans l'entreprise de mort d'Auschwitz dominent les notions d'ordre, de propreté, de routine. Il fallait être rapide et efficace car « la capacité des chambres à gaz et également des crématoriums était limitée », affirme-t-il. Mais il insiste : il ignorait en arrivant à Auschwitz ce qui s'y passait. « Auschwitz m'a fait peur », dit-il dans sa déposition. Il a d'ailleurs demandé alors un changement d'affectation à plusieurs reprises.

Oskar Gröning avait 21 ans lorsqu'il a été envoyé à Auschwitz, en 1942. S'il n'a pas choisi son affectation, il était alors, de son propre aveu, un fervent partisan du nazisme. Dans une interview accordée à l'hebdomadaire Der Spiegel en 2005, il raconte qu'il découvre l'extermination des juifs le premier jour de son arrivée à Auschwitz. « C'était un outil de guerre. Une guerre avec des méthodes avancées », a-t-il alors pensé. Dès le jour suivant, il commence à récupérer l'argent des déportés. Il n'a pas le statut d'un commandant. Encore moins celui d'un dirigeant. Mais cet exécutant zélé croit fermement à l'idéologie nazie et raconte sans pudeur au magazine allemand comment il s'est engagé, de son propre chef, dans les Waffen SS en 1940. Il est alors convaincu que les Allemands ont pour devoir de détruire le « judaïsme mondial ». Il croit que l'Allemagne a perdu la Première Guerre mondiale à cause des juifs. Pense que les SS sont « intelligents ». Et veut gagner la guerre.

Des années de silence

Mais ce n'était pas la guerre. C'était une usine de mise à mort d'un peuple, s'indigne le journaliste du Spiegel. Ce à quoi répond Gröning : « À un certain moment vous êtes là et la seule chose qui vous reste est ce sentiment : je fais partie de cette chose nécessaire. Une chose horrible – mais nécessaire. » Apparaît déjà en filigrane la ligne de défense de celui qui comparaît aujourd'hui devant le tribunal de Lüneburg : « La réalité de la culpabilité a à faire avec les actes, or comme je crois que je n'étais pas un auteur actif, je ne crois pas que j'étais coupable », dit-il alors au Spiegel. Était-il complice ? « Complice serait presque trop pour moi. Je décrirais mon rôle comme un petit rouage dans un engin. Si pour vous cela signifie culpabilité, alors je suis coupable, mais pas volontairement. D'un point de vue légal, je suis innocent (…). Autrement dit : Je me sens coupable envers les juifs, coupable pour avoir fait partie d'un groupe qui a commis ces crimes, sans pour autant avoir moi-même fait partie des auteurs. Je demande pardon aux juifs. Et je demande pardon à Dieu. »

Avant de parler au Spiegel, Oskar Gröning a d'abord passé des décennies à se taire. Après guerre, il ne s'intéresse à rien qui touche à l'Holocauste, ne suit pas le grand procès de Francfort qui aboutit en 1965 à 17 condamnations de responsables du camp d'Auschwitz, n'aborde jamais le sujet avec sa famille. Le déclic lui vient en 1985, lorsqu'il se trouve confronté à un négationniste au sein de son club de philatélie. Il réalise alors la nécessité de témoigner et se met à écrire son histoire : 87 pages tapées à la machine qu'il distribue à son entourage. Il accorde également neuf heures d'interview à la BBC en 2003 et depuis, rencontre régulièrement les médias pour à la fois témoigner et défendre sa position d'« exécutant », de non-responsable.

Paradoxes du procès

Dans un portrait-interview que la Hannoversche Allgemeine Zeitung lui consacre fin 2014, Oskar Gröning s'explique ainsi une nouvelle fois : « Je ne me sens pas coupable, je n'ai même jamais giflé personne ! », se défend-il. « Son histoire, écrit le journaliste, est celle d'un homme qui cherche le pardon et ne le trouve jamais. Et celle d'une justice, qui pendant des décennies n'a pas importuné les hommes comme lui – et qui maintenant, dans une ultime tentative désespérée, essaye de rattraper ce qu'elle a négligé pendant si longtemps. »

Car derrière la tenue de ce procès, c'est bel et bien la question du travail de la justice allemande qui se pose. Pourquoi ce procès arrive-t-il si tard ? Pourquoi un seul Gröning pour plus de 6 000 personnes impliquées dans le fonctionnement d'Auschwitz ?

Comme le soulignait le 27 avril la Frankfurter Allgemeine Zeitung, sur les quelque 6 000 employés du camp d'Auschwitz, seuls 60 ont été jugés. Le journaliste qui couvre le procès pour le quotidien de Francfort résumait, au matin du quatrième jour, tous les paradoxes de cette procédure judiciaire. « Combien il est difficile, 70 ans après, de rendre la justice : cela a été plus qu'évident pendant les trois premiers jours d'audience de l'ancien SS Oskar Gröning à Lüneburg, écrit le journaliste. Un accusé vieux de 93 ans, qui parle souvent sur le crime à Auschwitz, mais qui la plupart du temps reste vague sur les points décisifs. Des procureurs qui présentent à l'accusé des dépositions qu'il a faites au cours d'enquêtes préliminaires il y a plus de trente ans, desquelles il a toutefois peu de souvenirs aujourd'hui. Et des témoins, qui relatent leurs expériences effroyables à Auschwitz, mais qui sur les reproches concrets contre Gröning peuvent difficilement dire quelque chose. »

Si la justice allemande a tant tardé à se saisir des dossiers des anciens nazis, et si elle s'attaque aujourd'hui à un exécutant de base quand tant d'autres n'ont jamais été inquiétés, c'est qu'elle a traversé différentes phases, du déni jusqu'à ce qui ressemble aujourd'hui à une tentative de rattraper le temps perdu.

Travail obstiné et solitaire

Dans un premier temps, au lendemain de la guerre, c'est une justice exceptionnelle qui s'exerce, celle des Alliés qui mettent en place une première juridiction pénale internationale : au procès de Nuremberg, douze dirigeants nazis sont condamnés à mort. Puis les États-Unis organisent d'autres procès au cours desquels douze autres responsables de haut rang sont également condamnés à la peine capitale. Mais, comme le raconte très justement Le Labyrinthe du silence, film de Giullio Ricciarelli actuellement sur les écrans français, le pays qui a organisé la Solution finale rechigne à poursuivre de lui-même ses propres citoyens. Le déni s'installe, les nouvelles autorités fédérales font tout pour tourner la page et la société allemande s'enferme dans ses tabous tandis que l'administration ouest-allemande et la justice restent infiltrées par de nombreux anciens nazis.

C'est grâce au travail obstiné et solitaire du procureur de Francfort, Fritz Bauer, qu'un tribunal allemand jugera finalement, en 1965, 22 responsables du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau.

C'est ce que l'on appellera le « procès d'Auschwitz ». Mais la question de la responsabilité des échelons intermédiaires est éludée, seuls des donneurs d'ordre et des hommes dont on a alors réussi à prouver la participation directe à un meurtre ont pu être poursuivis. Le droit allemand ne permettait pas, à l'époque, de juger un « crime contre l'humanité » ou un « génocide ». Cela peut paraître absurde aujourd'hui mais ces concepts, forgés après la guerre, n'existaient pas d'un point de vue légal au moment des faits en question : les juristes outre-Rhin refusent pour cette raison d'imposer des lois de manière rétroactive. En 1962, une décision de la cour d'appel d'Allemagne vient confirmer cette stratégie de ne poursuivre que les hauts responsables du régime nazi, et non les exécutants : ceux qui ont agi « sous l'influence de la propagande politique ou sous les ordres d'une autorité supérieure » ne doivent pas être considérés comme responsables d'homicide, dit la cour. Cette décision écarte pas mal de monde…. et explique pourquoi Oskar Gröning, par la suite, ne s'est jamais caché : il ne pensait pas être poursuivi un jour. « L'effet de cela, écrit la journaliste Elizabeth Kolbert dans la revue américaine The New Yorker cet hiver, a été de tracer une ligne entre la culpabilité et l'innocence horriblement proche de là où les nazis l'avaient tracée. »

Au total, depuis 1945, seules 6 656 condamnations ont été prononcées par la justice des Alliés, de la RFA, puis de l'Allemagne réunifiée avec pour résultat 91 % de peines inférieures à 5 ans de prison, selon l'historien Andreas Sander cité par l'AFP. Seuls 7 % des condamnés l'ont été pour « meurtres de masse ».

Du côté de la RDA, la justice s'est montrée plus radicale, précise l'AFP : 12 890 personnes ont été condamnées entre 1945 et 1989 et les peines ont été généralement plus lourdes.

Mais le bilan judiciaire de l'ex-Allemagne de l'Est est « délicat à analyser » selon le chercheur Daniel Bonnard de l'université de Marburg, spécialiste de la justice visant les responsables nazis : procès politiques et procès contre d’anciens nazis sont difficiles à distinguer dans le contexte de la dictature que fut la RDA.

D'anciens nazis à la tête de l'État

Dans The New Yorker, Elizabeth Kolbert, qui livre un long récit sensible, croisant les manquements de la justice allemande avec sa propre recherche de traces sur l'histoire de son arrière-grand-mère tuée à Auschwitz, conclut, sévère : « Exactement de la même manière que des Allemands ordinaires ont détourné leur regard pendant l'Holocauste, ils ont détourné leur regard par la suite, lorsque ceux qui avaient conduit cela sont restés impunis. »

Il faut dire que l'épuration, après la guerre, n'est pas allée très loin dans le pays responsable de l'extermination des juifs. Ainsi en 2012, le ministère allemand de l'intérieur publiait des documents qui révélaient comment de nombreux responsables nazis s'étaient assuré un avenir politique au sein des institutions fédérales, et comment certains avaient même atteint des postes de très haut niveau.

Dans un décompte très précis (que l'on peut retrouver notamment sur le site du Spiegel qui y avait alors consacré un large dossier), le ministère indiquait que dans les années d'après-guerre, au moins 25 membres de gouvernement ainsi qu'un président et un chancelier étaient d'anciens membres d'organisations nazies.

On trouve notamment dans cette liste Kurt Georg Kiesinger (chancelier de 1966 à 1969), mais aussi Hans-Dietrich Genscher (ministre de l'intérieur, puis ministre des affaires étrangères) ou encore Hans Globke, l'un des plus proches conseillers du chancelier Konrad Adenauer, un fervent zélé du régime nazi qui avait notamment contribué à la conception des lois raciales du IIIe Reich...

Condamnation d'un ancien surveillant de Sobibor

C'est finalement en 2002 qu'un virage s'opère : le concept de « crime contre l'humanité » entre dans le droit allemand. Avec le procès qui suit, en 2009, la justice allemande entre alors dans une nouvelle – et dernière – phase : John Demjanjuk, ancien surveillant au camp d'extermination de Sobibor, est condamné à cinq ans de prison pour « complicité de 27 900 meurtres aggravés ». Dans son verdict, le tribunal estime que l'accusé a participé à la « machinerie de l'extermination », même si aucune mort en particulier ne peut lui être imputée. Pour la première fois, un échelon inférieur, un simple « surveillant », est jugé coupable par un tribunal allemand. Potentiellement, cela ouvre la voie à des dizaines de procès… Le « bureau central d'enquête sur les crimes nazis » annonce dans la foulée qu'il prépare les dossiers de cinquante anciens surveillants d'Auschwitz… Mais dans les faits, peu de dossiers arriveront à terme. Les personnes en question sont pour certaines aujourd'hui déjà décédées, d'autres restent introuvables, le temps presse.

Oskar Gröning devrait être le dernier ancien nazi à passer devant la justice. C'est en tout cas le dernier prévu pour l'instant. Une douzaine d'enquêtes préliminaires sont actuellement en cours mais leurs chances d'aboutir sont infiniment minces étant donné l'âge des suspects…

Or la condamnation d'Oskar Gröning, quelle qu'elle soit, ne changera rien au fait qu'il aura vécu libre jusqu'à ses 93 ans. Quel est le sens d'une justice qui arrive quand il n'est tout simplement plus possible de la mettre en œuvre ? Cette incapacité à juger dans les temps sonne comme un échec pour la justice allemande. Mais n'est-elle pas aussi révélatrice, tout simplement, de l'impossibilité de juger l'Holocauste ? De l'inadéquation entre toute décision de justice, quelle qu'elle soit, et l'incommensurabilité des crimes nazis ?

Dans un entretien à la radio Deutschlandfunk au lendemain de la première audience, l'historien Michael Wolffsohn, un brin provocateur, exprimait son scepticisme face à la tenue de ce procès, qu'il qualifiait d'« événement-alibi ». Selon lui, il est impossible d'avoir participé à Auschwitz sans s'être rendu coupable, mais c'est une illusion de croire qu'une justice est possible face à la monstruosité des méfaits en questions. « Je ne trouve pas grand sens dans le travail, en apparence légitime, du tribunal et de la justice, lorsque l'on voit que la condamnation à attendre serait de trois années d'emprisonnement maximum, dit-il. Alors je vous demande : 300 000 martyrs et ensuite, seulement trois ans de prison ? Quelle que soit la manière dont vous regardez l'ensemble, cela ne peut pas être traité définitivement de manière juridique. Il s'agit d'une faute morale. Elle est durable, c'est aussi une responsabilité métaphysique, que Gröning d'ailleurs reconnaît lui-même. Quoi de plus ? Se demander s'il doit rester maintenant trois ans en prison ou pas ? » L'historien défend même le point de vue que le procès n'a pas besoin d'être conduit à son terme. « Je crois que la propagation de cet aveu de culpabilité a un effet beaucoup plus important, beaucoup plus durable que l'éventualité que ce coupable reste trois ans en prison. 300 000 martyrs, trois ans, c'est sans rapport l'un avec l'autre. »

Jurisprudence de la dernière seconde

Pour lui, la question cruciale n'est pas celle de la peine, mais bien celle de l'oubli. Qu'est-ce qui a autorisé l'ancien exécutant à vivre une nouvelle vie après les faits ? Qu'est-ce qui a fait que non seulement lui, mais aussi la société qui l'entourait, ont voulu oublier ? Des questions difficiles à balayer d'un revers de main, quand on voit aujourd'hui le peu d'intérêt que ce procès suscite outre-Rhin…

Au regard de l'importance historique de cette procédure judiciaire, il y a en effet très peu de débats, on lit peu d'articles dans les journaux, et les ONG et associations de défense des droits de l'homme ne se mobilisent pas. À croire que la société actuelle ne se sent pas concernée par cet événement... ou qu'elle est gagnée par une forme de lassitude face au poids du « travail de mémoire ». On se souvient de la dénonciation fracassante, en 1998, de « l'instrumentalisation de l'Holocauste » par l'écrivain allemand Martin Walser et de la nécessité qu'il invoquait de « tourner la page d'Auschwitz »...

Pourtant, des juristes allemands insistent sur l'importance de ce procès et refusent tout constat d'impuissance. Le ministre de la justice lui-même a pris position de manière explicite. Invité le 26 avril sur le plateau de l'une des principales chaînes du pays, « Das Erste », du groupe ARD, Heiko Maas (SPD, social-démocrate) a soutenu que pour la justice, il n'était jamais trop tard : « Quiconque a participé à de tels crimes n'a pas le droit à une fin de vie paisible. Le meurtre ne bénéficie d'aucune prescription. C'est une bonne chose que justice soit faite (…). » Au cours de l'entretien, le ministre a également reconnu que la justice et la politique dans l'Allemagne d'après-guerre avaient « très largement failli dans la poursuite des criminels nazis ». Le procès de Gröning aurait dû avoir lieu beaucoup plus tôt, a regretté le ministre, critiquant la fermeture d'une première procédure contre le « comptable d'Auschwitz » en 1985, assurant qu'elle aurait dû rouvrir déjà en 2005.

De son côté, le juriste Heribert Prantl, chroniqueur de la Süddeutsche Zeitung, soulignait le 22 avril dernier le caractère nouveau de ce procès et rappelait que jusque-là avaient été condamnées des personnes qui soit ne demandaient pas pardon, soit clamaient leur innocence, soit se réfugiaient derrière l'obéissance à des ordres venus d'en haut. « Le monde voit un accusé, qui malgré tout reconnaît sa complicité morale dans les meurtres de masse à Auschwitz “avec humilité et remords”. C'est un nouvel accent dans la désagréable histoire du travail juridique des crimes nazis. » « L'accusé Gröning, poursuit le commentateur du quotidien bavarois, fait face à sa responsabilité devant le tribunal, alors qu'il a atteint l'âge de la vieillesse. Mais c'est précisément en raison de cette explication sur sa culpabilité et de sa demande de pardon que c'est important, juste et bon que ce procès soit conduit, même si cela se fait tardivement. »

Dans une précédente chronique, le juriste rappelait combien les tribunaux dans l'après-guerre étaient restés contrôlés par d'anciens nazis (« Sous la robe, le vieux brun ») et expliquait que le procès d'Auschwitz avait certes permis une première confrontation de la société allemande avec son passé, mais qu'il avait surtout été l'œuvre du procureur de Francfort de l'époque, sans lequel il aurait encore fallu des années pour faire la lumière sur les responsabilités. « La justice a fait comme s'il n'y avait eu qu'un seul et unique acteur, à savoir Hitler, et par ailleurs des assistants. Et ces assistants ont été ménagés – à leurs victimes en revanche il a été demandé de se souvenir de chaque détail de leurs tortures, avec l'heure et le temps qu'il faisait (…). Ce qui se passe aujourd'hui, c'est la jurisprudence de la dernière seconde. C'est une bonne chose que cette dernière seconde existe. C'est une bonne chose que la justice essaie d'arrêter cette seconde : non pas pour compenser ses propres négligences par la condamnation d'un vieillard, mais pour faire ce qui doit encore être fait : rendre compréhensible la négation d'une négation inconcevable du droit dans le national-socialisme. »

Le chroniqueur écrivait déjà, pour couper l'herbe sous le pied des voix critiques qui s'élèvent contre la tenue d'un procès si tardif et l'éventualité d'imposer une peine à un homme de 93 ans : « Pour les accusés, qui se trouvent en fin de vie, il ne s'agit pas d'une peine qui va se mesurer en temps ; elle se comptera en éternité. Elle réside dans la constatation de la culpabilité personnelle des accusés, dans la constatation juridique de la vérité cruelle, “au nom du peuple”. » « Au nom du peuple » est la formule consacrée en Allemagne pour l'énoncé d'un jugement.

La condamnation, en 2015, d'Oskar Gröning, premier échelon à Auschwitz, n'apparaîtrait pas seulement comme la reconnaissance juridique de la culpabilité d'un homme, mais mettrait bel et bien en évidence la culpabilité du peuple allemand.

 

(Tout les textes en "gras" sont de moi)

Publié dans Politique

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