L'ombre de la Mafia plane sur les ruines et les morts

Publié le par Laute Alain

Aquila en 2009 et aujourd'hui en 2016 la Mafia est toujours là, rien n'a changé et plus de 300 morts.Aquila en 2009 et aujourd'hui en 2016 la Mafia est toujours là, rien n'a changé et plus de 300 morts.

Aquila en 2009 et aujourd'hui en 2016 la Mafia est toujours là, rien n'a changé et plus de 300 morts.

Italie. Rien n'arrête la Mafia,
pas même les séismes
La Repubblica - Rome - Publié le 21/04/2009 .

Les travaux de reconstruction après la catastrophe du 7 avril pourraient bien réveiller l’appétit des clans qui dominent le secteur du BTP dans le Mezzogiorno. Cri d’alarme de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra.

« Nous ne permettrons pas les spéculations, écris-le. Dis-le avec force. Ce n’est pas la peine qu’ils pensent à nous inonder de béton. Ici, nous allons décider nous-mêmes de la façon de reconstruire notre région…” Voilà ce qu’on me dit sur le terrain de rugby du club Paganica [où la protection civile a installé une centaine de tentes], à L’Aquila. On vient me le dire droit dans les yeux. Ces mots, c’est un monsieur qui me les lance avant de me serrer dans ses bras et de remercier d’être là. Mais sa crainte ne s’arrête pas avec la fin des secousses. La malédiction du séisme, ce n’est pas seulement cette minute où la terre a tremblé ; c’est aussi ce qui va se passer après. Des quartiers entiers à abattre, des hameaux à restaurer, des hôtels à reconstruire. L’argent qui va arriver risquera non seulement de panser les plaies, mais aussi d’empoisonner les âmes. Les gens des Abruzzes ont maintenant peur d’être les victimes d’une spéculation effrénée sous couvert d’aide à la reconstruction.

Les sinistrés ont été sauvés par un travail sans relâche qui récuse la légendaire paresse des Italiens et leur insensibilité à la douleur d’autrui. Mais le prix à payer pour cette région pourrait être très élevé. La peur de voir se reproduire le gâchis, la corruption, les magouilles politico-mafieuses auxquels avait donné lieu la reconstruction de l’Irpinia, près de Naples, après le séisme de 1980, ne cesse de tourmenter ceux qui savent ce qu’est le béton et ce qui se passe quand l’argent afflue non pas pour le développement, mais pour parer à l’urgence. Ce qui représente une tragédie pour la population devient pour d’autres une aubaine, une mine inépuisable, un paradis du profit. Urbanistes, géomètres, ingénieurs et architectes s’apprêtent à envahir les Abruzzes au moyen de quelque chose qui paraît inoffensif, mais qui donne le coup d’envoi de l’invasion du béton : les fiches de signalement des dégâts subis par les bâtiments. Ces jours-ci, des milliers de fiches vont être distribuées aux bureaux techniques municipaux de toutes les communes des Abruzzes. Une centaine de fiches pour des milliers d’inspections. Ceux qui les auront entre les mains auront la certitude d’avoir des responsabilités très bien rémunérées, alimentées par un système incroyable.

Dans la pratique, plus les dégâts sont importants, plus tu y gagnes”, explique Antonello Caporale. C’est avec lui que je suis venu dans les Abruzzes. Journaliste, il a vécu le tremblement de terre de l’Irpinia, et il a en lui cette colère du sinistré dont on se débarrasse facilement. Pour comprendre le danger qui plane sur la région, il faut revenir au séisme de 1980. “A Auletta, - dit le maire adjoint Carmine Cocozza, - nous n’en avons pas encore fini avec le tremblement de terre. pour chaque centaine de milliers d’euros versée par l’Etat au titre de la reconstruction, 25 000 sont destinés aux honoraires des services techniques. Cette année encore, ma commune a reçu 2,5 millions d’euros pour compléter les dernières maisons et financer ce qu’il reste à faire.”

Les clans sont implantés ici depuis longtemps

Naturellement, tout est fait en stricte conformité avec la loi : les coûts des projets et de la direction des travaux s’ajoutent à ceux des équipements de sécurité et des expertises. Et l’addition grimpe, grimpe. Les experts font les déclarations de sinistre et délivrent les certificats. La commune ne s’occupe que de payer. Plus les frais d’expertise augmentent, plus les financements sont conséquents. Les appels d’offres engendrent de la sous-traitance. Et le cycle du béton, du déblayage, des pelleteuses et des constructions attire l’avant-garde de la sous-traitance des chantiers en ­Italie : les clans mafieux. Les familles de la Camorra napolitaine, de la ’Ndrangheta calabraise et les Siciliens de Cosa Nostra ont toujours sévi dans les Abruzzes, et pas seulement parce que les prisons de la région hébergent le gotha des parrains de la mafia du béton. Le ­danger est précisément que, en ces temps de crise, les organisations criminelles parviennent à se répartir les grands chantiers italiens.

La seule chose à faire, c’est de créer une commission qui contrôle la reconstruction. La présidente de la province des Abruzzes, Stefania Pezzopane, et le maire de L’Aquila, Massimo Cialente, sont très clairs. “Nous voulons être contrôlés, nous voulons des commissions de contrôle…”, déclarent-ils en chœur. Car ici les risques d’infiltration criminelle sont nombreux. Depuis des années, les clans de la Camorra construisent et investissent dans les Abruzzes. Et par une bizarrerie du destin, le bâtiment dans lequel sont enfermés la plupart des parrains du béton, la prison de L’Aquila - où ils sont environ 80 – s’avère être un des bâtiments les moins touchés. Le plus résistant.

Les chiffres montrent que ­l’invasion de la Camorra dans les Abruzzes au fil des ans est considérable. En 2006, on a découvert que le guet-apens contre le chef du clan Vitale avait été décidé au cours d’une réunion à Villa Rosa di Martinsicuro. Le 10 septembre dernier, Diego León Montoya Sánchez, un trafiquant de drogue qui figure parmi les dix criminels les plus recherchés par le FBI, avait une base dans les Abruzzes. Nicola Del Villano, le comptable du clan des Zagaria, qui contrôlait les chantiers, était parvenu à plusieurs occasions à échapper à l’arrestation, et son refuge avait été localisé dans le parc national des Abruzzes, à partir duquel il agissait en toute liberté. Gianluca Bidognetti, un autre parrain de la Camorra, se cachait lui aussi dans les Abruzzes quand sa mère a décidé de collaborer avec la justice.

La région est également devenue une plaque tournante pour le trafic des ordures. Elle a été choisie par les clans parce qu’on y trouve des zones à très faible densité de population, ainsi que des carrières abandonnées. Jusqu’à maintenant, L’Aquila n’a pas connu de grandes infiltrations mafieuses, précisément parce que les opportunités pour des affaires qui vaillent la peine manquaient. Mais c’est aujourd’hui une mine d’or vers laquelle les entreprises se précipitent, même si, pour le moment, la solidarité fait rempart à tout type de danger. Le silence de L’Aquila fait peur. La ville, évacuée, est immobile à l’heure du déjeuner. Cela n’arrive jamais de voir une ville ainsi. Menaçant de s’écrouler, pleine de poussière. En plein midi, L’Aquila est seule. Les premiers étages des habitations sont presque tous au moins éventrés en partie. Il fallait que je vienne ici. Et les habitants me rappellent aussitôt pourquoi : “Tu t’es souvenu que tu es un citoyen de L’Aquila…” Il y a quelques années en effet, la ville fut l’une des premières à me déclarer citoyen d’honneur. Ici on s’en souvient et on me le rappelle, comme un devoir : il faut observer ce qui est en train de se passer, et le raconter. Garder les faits en mémoire.

Des lustres, des lustres, encore des lustres

Les pompiers m’accompagnent dans le village d’Onna. J’ai de la chance : on me reconnaît et on m’embrasse. Les gens sont couverts de poussière et surtout de boue. Onna n’existe plus. Je note dans mon calepin les objets que je vois : un lavabo tombé dans la rue, des pages de livre photocopiées, une poussette, mais surtout des lustres, des lustres, encore des lustres. Je me dis que c’est une chose que l’on ne voit jamais à l’extérieur d’une maison. Mais ici on voit des lustres partout. Ce sont des objets fragiles et ce sont eux qui, aux premières secousses, ont donné l’alerte, inutilement. On m’amène devant une maison où une petite fille est morte. “C’était une belle maison, elle avait l’air bien bâtie. En fait, elle était construite sur de vieilles fondations”, racontent les pompiers. Il n’a pas fallu longtemps pour le constater…

Dans un de ses poèmes, Franco Arminio, qui a vécu le tremblement de terre de l’Irpinia et a décrit mieux que quiconque un séisme et ce qu’il engendre, écrit : “Vingt-cinq ans après le tremblement de terre, des morts il ne restera plus grand-chose. Des vivants encore moins.” Il est encore temps d’empêcher que cela arrive aussi dans les Abruzzes. Ne pas laisser la spéculation l’emporter, comme elle l’a toujours fait par le passé, voilà le seul véritable hommage, vrai, concret, qui puisse être rendu aux victimes de ce tremblement de terre, tuées non pas par la terre qui tremble, mais assassinés par le béton.

© 2009 by Roberto Saviano – Publié par "Courrier International" en accord avec la Roberto ­Santachiara Literary Agency.

Roberto Saviano

 

Publié dans Politique

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