Crise grecque : L'Europe kidnapée

Publié le par Laute Alain

Nous sommes tous des grecs impuissants en puissance.
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Nous sommes tous des grecs impuissants en puissance.

L'intégralité du texte de cet article est à lire sur Médiapart.
Crise grecque : l’Europe kidnappée

02 août 2015 | Par christian salmon (Médiapart extraits).

Ce sont les moments historiques qui constituent l’Europe bien plus que les traités. Et la réponse de Bruxelles au "non" grec sorti des urnes le 5 juillet signe la faillite morale de l’Europe. L’euro est apparu non pas comme un instrument d’échange entre Européens, mais comme un totem au nom duquel on pouvait sacrifier les peuples.

a crise grecque réactive une question récurrente qui hante la construction européenne. Qu'est-ce que l'idée européenne? Dans l'Art du roman (Gallimard, 1986), Milan Kundera y répondait à sa manière ironique et paradoxale : « Européen : celui qui a la nostalgie de l'Europe ». L'Europe est-elle une chose du passé ? Le projet d'union économique monétaire n'est-il pas la caricature d'une Europe qui se survit à elle-même et qui poursuit sa route au delà de sa propre histoire à l'état de spectre ou de zombie ?

À l’automne 1956, alors que l’armée russe entrait dans Budapest, le directeur de l’agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fut écrasé par l’artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré qui se terminait par ces mots : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. » Cet épisode de l’insurrection hongroise m’est revenu en mémoire le 3 juillet dernier à Athènes, deux jours avant le référendum grec, dans le bureau de Kostas Arvanitis, le directeur de la radio Sto Kokkino. Bien sûr aucun char n’encerclait le bâtiment de la radio – les banques ayant remplacé les tanks –, mais en ce mois de juillet 2015, le directeur de la radio pro-Syriza parlait le même langage que le directeur de l’agence de presse de Hongrie à l’automne 1956. Il ne parlait pas seulement de la dette ou de la Troïka, il parlait d’Europe, de l’Europe des lumières et de la France « qui a toujours été à nos côtés lorsque nous combattions la dictature » et il se sentait trahi. « Ici à Athènes, nous avons des statues des philosophes de l’époque des Lumières car c’est à eux que nous devons l’idée d’un État grec indépendant. Aujourd’hui, nous nous sentons abandonnés par l’Europe. Pire, l’Europe est devenu notre ennemie. Elle mène contre nous une guerre financière qui a pour but de nous rayer de la carte de l’Europe. Désormais la chanson de Gavroche résonne amèrement à nos oreilles. » Et d’en murmurer en grec les paroles : « Si je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire. Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau... »

De retour à Paris, je me suis souvenu que j’avais lu l’histoire du directeur de l’agence de presse de Hongrie dans un article de Milan Kundera publié en 1983 par la revue Le Débat. Dans cet article intitulé « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Kundera s’élevait contre la coupure artificielle de l’Europe en deux, qui avait eu pour effet de déporter à l’est de l’Europe la mosaïque de petites nations situées géographiquement au centre, culturellement à l’ouest et politiquement à l’est, et qui se sont trouvées de ce fait projetées en dehors de leur propre histoire. « Une petite nation, écrivait Kundera, est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. » Ce que ces petites nations avaient de commun, ce n’était donc ni une identité ni une langue, mais une expérience de la faiblesse face aux grands empires qui les entouraient. Non pas une appartenance exclusive, mais une expérience semblable de leur fragilité et de leur existence problématique, expérience que reflétaient les grands romans centre-européens. Ce sont en effet les petites nations confrontées aux grands empires qui sont plus que d’autres contraintes de problématiser leur existence collective....

...La large victoire du "non" au soir du 5 juillet fut une énorme surprise et fit souffler sur Athènes un vent d’euphorie. Rien n’est plus aveugle qu’une foule enthousiaste. L’enthousiasme des Grecs allait se heurter à l’intransigeance des créanciers. La nervosité était à son comble. Cela n’avait que trop duré. On convoqua à Bruxelles le chef rebelle tout auréolé de sa victoire et, un révolver sur la tempe selon l’expression imagée employée par les médias, on le somma de signer. Cette fois, le hold-up tournait à la prise d’otages : celle du gouvernement grec, élu six mois auparavant pour mettre un terme au hold-up de la Troïka et de ses hommes en noir, celle du parlement grec réduit à une chambre d’enregistrement chargée de voter sur-le-champ contre la volonté et le mandat de ses députés des textes rédigés à Bruxelles sans même avoir le temps de les lire. Et c’est là que le hold-up a changé de nature. Ce n’était plus seulement un acte de rapine inspiré par la voracité « naturelle » des marchés. C’était un « coup d’État financier », annoncé par Martine Orange dans Mediapart dès le 5 février 2015.

questions de la souveraineté de l’État et du sujet, du rapport à l’Autre, à la langue, à l’Histoire, toutes les grandes questions philosophiques du XXe siècle examinées par la linguistique, la psychanalyse et les romans de Musil, de Broch, de Kafka ont trouvé en Europe centrale leur terrain d’élection....

....À la déclaration d’indépendance de la Grèce, l’Union européenne répondait par l’occupation coloniale. Un acte de guerre, dira Yanis Varoufakis. Les auteurs du hold-up, dans leur violence irréfléchie, dans leur acharnement à humilier un adversaire affaibli, ont brisé même l’icône au nom de laquelle ils prétendaient agir. L’euro est apparu soudain non pas comme un instrument d’échange entre Européens, mais comme un totem au nom duquel on pouvait sacrifier les peuples

Dans sa tribune du Monde diplomatique, Yanis Varoufakis raconte les conditions dans lesquelles il a été exclu de la dernière réunion de l’Eurogroupe, le samedi 27 juin, vingt-quatre heures après l’annonce du référendum, au cours de laquelle il a été décidé de déclencher le processus de fermeture des banques grecques. Ayant exigé un avis juridique, il lui fut répondu que l’Eurogroupe n’avait pas d’existence légale, que c’était « un groupe informel et qu’aucune loi écrite ne limitait l’action de son président ».

« Ces mots, commente Varoufakis, ont résonné à mes oreilles comme l’épitaphe de l’Europe que Konrad Adenauer, Charles de Gaulle, Willy Brandt, François Mitterrand et bien d’autres avaient cherché à créer. D’une Europe que j’avais toujours considérée, depuis l’adolescence, comme ma boussole. » Et de conclure : « Cet épisode restera dans l’Histoire comme le moment où les représentants officiels de l’Europe ont utilisé des institutions (l’Eurogroupe, le sommet des chefs d’État de la zone euro) et des méthodes qu’aucun traité ne légitimait pour briser l’idéal d’une union véritablement démocratique. La Grèce a capitulé, mais c’est le projet européen qui a été défait. »...

...Historique, ce moment grec de l’Europe l’est à plus d’un titre. La large victoire du "non" au référendum du 5 juillet y suffirait à elle toute seule et au moins pour trois raisons : 1. Elle exemplifie le refus de l’austérité imposée à tous les Européens depuis cinq ans ; 2. Elle marque le retour du politique dans le débat européen, confisqué par la technostructure et la Troïka ; 3. Elle sanctionne le caractère non démocratique des institutions européennes et de la Troïka, et constitue leur première défaite politique. L’Union européenne s’est révélée comme un piège et un carcan pour les nations du sud de l’Europe. Elle a pris les traits d’un pacte de Varsovie occidental.

La réponse des Grecs à l’ultimatum des créanciers est le premier acte de résistance à la violence intégriste d’une « technostructure » devenue folle, l’événement « voyou » par excellence, selon le mot de Jean Baudrillard à propos du "non" français au référendum de 2005, c’est-à-dire l’expression instinctive qui échappe au calcul économique et à la tactique politique, la voix d’un inconscient collectif qui dépasse les clivages politiques habituels, et qu’il ne suffit pas de qualifier de « populistes » pour s’en débarrasser. « Car plus s'intensifie la violence intégriste du système, plus il y aura de singularités qui se dresseront contre elle. » L’ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis l’a bien compris qui, depuis sa démission, a engagé une autre bataille, à la hauteur de ces enjeux historiques, une bataille pour une autre Europe, un autre récit européen.

Ce mois de juillet 2015 restera une date historique, non seulement pour les Grecs mais aussi pour l’Europe qui a connu la première démystification de son histoire récente depuis la chute du mur de Berlin. Que ce soit la Grèce, berceau de la démocratie européenne, qui se soit fait l’agent historique de cette clarification n’est pas la moindre ironie de cette histoire.

 

 

Publié dans Politique

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