"On vaut mieux que ça"

Publié le par Laute Alain

Parce qu'ils valent mieux que ça

5 mars 2016 | Par martine orange

En une semaine, le hashtag #OnVautMieuxQueÇa est devenu le recueil de toute une jeunesse. Même en 140 caractères, leurs récits témoignent d’un monde du travail en miettes, d’une jungle sans loi, où règne une violence inouïe.

La digue a soudain cédé. D’un coup, un flot de paroles, de récits, se libère sur Internet, un trop-plein qui ne peut plus être contenu, une révolte qui ne peut plus se taire. Des milliers de jeunes, de moins jeunes viennent témoigner sous le hashtag #OnVautMieuxQueÇa. Ils racontent leur vie en forme d’impasse, les mois de chômage rythmés par les visites à Pôle emploi, briseur d’espoir et d’énergie, les galères où s’enchaînent stages, CDD, intérim. Même en 140 caractères, ils parviennent à témoigner d'une réalité d’angoisse, parfois de désespoir, de ségrégation, une violence au travail inouïe, dont nous, journalistes, n’avons pas su donner la mesure jusque-là.

Les YouTubeurs qui ont lancé la vidéo de protestation « On vaut mieux que ça » y ont-ils pensé ? Mais comme le relève Christian Salmon dans un de ses tweets, « L’explosion virale du OnVautMieuxqueÇa est la réponse au culte néolibéral de la culture de la performance et à son slogan “parce que je le vaux bien” ». Tous les patrons s’étaient alors retrouvés, au début des années 2000, dans ce slogan emprunté à une publicité de L’Oréal pour justifier les hausses vertigineuses de leurs salaires, leurs retraites-chapeau, leurs parachutes dorés. Aujourd'hui, les jeunes leur renvoient en miroir leur révolte, leur refus d’une société qui les utilise comme des Kleenex.

Ils sont jeunes, donc ils sont forcément manipulés, à en croire certains membres du gouvernement, montrant par là combien cette jeunesse leur est étrangère tant elle rejette tout ce qui touche de près ou de loin le monde politique. Ils sont jeunes, donc ils ignorent forcément la réalité, assure le patronat. Leurs récits, pourtant, disent exactement le contraire. Cette génération est mobile, formée, ouverte sur le monde et prête à beaucoup pour faire son chemin. Elle a parfaitement intégré la crise, le chômage de masse. Les petits boulots pour payer des études, les stages qui s’enchaînent pour valider une formation, pour commencer, les centaines de CV envoyés sans réponse, ils connaissent par cœur. Comme ils connaissent par cœur les refus, parce qu’ils sont soit trop formés ou pas assez, qu’ils ont de l’expérience ou qu’ils n’en n’ont pas. Bref, qu’ils n’ont jamais le bon profil.

Leurs témoignages mettent en lumière un monde de travail totalement en miettes, une jungle où le droit du travail n’existe plus et pas seulement dans le monde de l’ubérisation. À les lire, on se demande de quelle flexibilité ont encore besoin les entreprises ? Car elles ont tout. Les stages qui correspondent à de vrais postes mais rémunérés au lance-pierre, voire pas du tout. Des travaux qui ne sont pas payés. Le statut d’auto-entrepreneur, totalement détourné de son objet mais qui devient obligatoire pour travailler dans certaines entreprises « pour ne pas payer de cotisations sociales ».

Même le contrat zéro, largement utilisé en Grande-Bretagne mais normalement interdit en France, est, dans les faits, devenu habituel, au moins dans la restauration, comme le raconte une étudiante sur le site de Mediapart. « Au lieu d'être embauchée en CDD (ou allez, soyons fou, en CDI au bout d'un certain temps), j'ai été une “extra” c'est-à-dire que je signais des contrats journaliers et je n'étais jamais sûre d'être rappelée. De ce que je sais, c'est une pratique courante dans les restaurants et les bars. Afin de conserver mon travail, j'ai dû accepter de faire des heures supplémentaires. Alors qu'on m'avait assuré que je ne ferais pas plus de vingt heures par semaine et qu'on prendrait en compte mes horaires de cours, je travaillais en fait régulièrement trente heures par semaine ou plus, et j'ai dû rater certains cours, ou arriver épuisée aux examens. »

Mais le contournement de la légalité n’est pas l’apanage des entreprises privées. La fonction publique, et en particulier l’Éducation nationale et les hôpitaux, est devenue experte dans l’art d’ignorer la loi. Les CDD qui s’enchaînent sur trois ans et plus sont une pratique usuelle. Les doctorants dont le travail n’est pas reconnu, les vacataires sans statut, les professeurs non titulaires, qui voient leur contrat résilié la veille des vacances pour ne pas avoir à leur payer de congés payés et qui sont réembauchés la veille de la rentrée, font désormais partie du lot commun de l’Éducation nationale. Ils sont une variable d’ajustement pour la réduction des dépenses publiques.

Obtenir un Smic paraît pour beaucoup déjà un rêve. La précarité, le travail haché ne les autorisent même pas à gagner 1 200 euros par mois. Certains disent être traités comme des sous-traitants et devoir attendre 45, voire 90 jours avant d’être payés. Dans la fonction publique, les retards peuvent atteindre 10 mois, racontent certains.

Les 35 heures, cause de tous les maux de la perte de la compétitivité française, selon le patronat, sont un leurre dans de nombreuses entreprises. Les jeunes sont taillables et corvéables à merci. Ils travaillent à la tâche. Il n’y a plus de limite horaire dans certaines entreprises, « Quand tu fais 48 heures payées 39 heures au Smic », raconte un tweet. « Quand tu travailles sept jours sur sept pendant des semaines pour faire un projet sans récupérer », dit un autre. Les congés payés, les temps de récupération, même les congés pour maladie ou pour décès sont considérés comme des avantages acquis insupportables dans certaines entreprises. Il faut récupérer ou prendre la porte. « Il y en a des dizaines qui attendent à la porte », ne se prive-t-on pas de leur dire à la moindre contestation. Il paraît, dit le Medef, que la lutte des classes est terminée.

Mais ce rapport de force passe aussi par des détails. La chaise, la simple chaise, fait l’objet de multiples tweets. S’asseoir, même un court instant, semble considéré comme une entorse insupportable dans le monde du commerce, de la grande distribution et de la restauration. Le culte de la performance poussé jusqu’à l’absurde.

Le plus troublant dans ces récits est la violence quotidienne qui s’est installée dans le monde du travail. La théorie du maillon faible semble se pratiquer tous les jours dans certains endroits, avec une brutalité inouïe. Le racisme, la misogynie, l’exclusion de tous ceux qui ne sont pas exactement dans la norme sont revendiqués de façon décomplexée. Malheur aux noirs, aux moches, aux malades, aux femmes.

Il ne s’agit même pas de revendiquer une égalité salariale entre les hommes et les femmes. La régression de la condition féminine dans le monde du travail est bien plus grave, comme en attestent de multiples témoignages. Habillement, harcèlement, tout y passe. Le seul fait qu’elles puissent bénéficier d’une certaine protection au moment d’un congé de maternité est considéré comme insupportable.

Dans leur récit, ces jeunes ne racontent pas seulement la violence qu’ils subissent mais aussi celle imposée à ceux qui ont dépassé la cinquantaine, qui approchent de la retraite. Alors que le Medef a exigé du gouvernement un allongement de la durée des carrières, amenant à porter la retraite à taux plein à 67 ans, des entreprises mettent tout en œuvre pour sortir les plus vieux. Ils témoignent de la dépression de leurs parents, des harcèlements de leurs collègues. Ils les voient accepter de subir, parce qu’ils savent, s’ils abandonnent, qu'ils ne retrouveront rien par la suite. Ils les voient parfois s’effondrer, physiquement ou moralement.

Le désespoir – parfois les tendances suicidaires – de certains témoignages ont bouleversé les YouTubeurs et les lanceurs de la pétition « Non merci ! ». Ils ne s’attendaient pas à tant de détresse, de vies déjà trop malmenées. Et le gouvernement s’étonne que la jeunesse se rebelle, quand il lui annonce, par son projet de code de travail, la précarité pour seul horizon, que cela va durer toujours ?

 

Publié dans Politique

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